De la fuite en avant d’un Québécois cherchant un moyen de s’en sortir dans un ailleurs sauvage (Les états nordiques), à l’arrivée sur Terre d’une force mystique réveillant la conscience d’un arrogant patron (Boris sans Béatrice), en passant par le tigre nonchalant de Curling ou la forêt mortifère de Vic+Flo ont vu un ours, le cinéma de Denis Côté a toujours mis de l’avant l’importance de l’irrationnel dans le quotidien de protagonistes marqués par la routine et le repli sur soi. Le cinéaste a en outre utilisé le territoire, la nature et l’immensité comme autant de champs exploratoires, lieux de tous les possibles dans lesquels le mystère peut surgir au détour de n’importe qu’elle banalité. La magie du réel, ou le réel magique de Côté se retrouvent très présents dans ce remarquable Répertoire des villes disparues, sans doute sa proposition la plus prégnante.
On peut concevoir ce onzième long métrage comme une Å“uvre-somme, on peut aussi y trouver une nouvelle approche, en parfaite cohésion avec les thèmes qui lui sont chers. Et sans aucun doute la suite logique d’une démarche originale et dénuée de compromis. Cette fois, ce sont avec les codes du cinéma de genre, à savoir le drame fantastique et le film de zombie, que le réalisateur pousse plus avant sa réflexion sur la québécitude, les univers parallèles et le rapport à l’Autre. À la différence de Robin Aubert qui s’y était essayé frontalement avec Les affamés, Côté aborde ce tournant d’une manière très personnelle, en proposant une intrigue à la fois intime et collective, empreinte de puissantes métaphores. En ressort un récit riche de sens qui parvient sans peine à nous emmener avec lui d’une situation presque banale (la brutalité d’un accident de voiture sur une route enneigée) vers un no man’s land irréel, où la vie et la mort se côtoient en permanence.
Certains éléments sont facilement accessibles puisqu’ils nous rapprochent de certains traits connus de la société québécoise. On y parle de désertion des régions et du renfermement d’une identité francophone de souche malmenée par l’arrivée de forces extérieures. Avec, en corollaire, la peur de l’Autre, l’étranger qui peut être haïtien, syrien ou musulman. Pour la toute première fois, du moins avec une telle évidence, Côté extrapole un univers fantastique en se basant sur des faits d’actualité familiers, parfois très reconnaissables, à l’instar de la mairesse du village, inspirée par la célèbre Colette Roy-Laroche, élue de Lac Mégantic lors des tragiques événements de juillet 2013.
Si le collectif est bien le personnage principal, et qu’avant tout il est ici question d’un regard sur le Québec contemporain, le scénario déploie aussi les drames intimes d’êtres marqués par la douleur. Comme d’habitude avec Côté, c’est en peu de mots que les émotions passent. Les habitants, mystifiés, s’expriment surtout par de brèves répliques dotées d’une bonne dose d’humour. Le choix, risqué, de ne pas accorder la prépondérance à l’un ou à l’autre n’enlève rien de la valeur individuelle et intimiste du récit, puisqu’à leur manière, ils ont tous un rapport à la mort différent. La fatalité, le désespoir, l’impuissance ou l’acceptation, chacun vivra son deuil, avec le soutien ou non de la collectivité. En passant, Côté en profite pour illustrer un thème fondamental du cinéma québécois – la disparition de la figure paternelle -, en lui donnant une tournure efficace et originale, allant chercher sa force d’évocation dans un travelling final très fort. La puissance obscure qui guide l’intrigue est, à l’image de ses dialogues, faite de courtes séquences suggestives destinées à construire les contours de ses personnages et de leur désarroi. À preuve, cette scène de quelques minutes à peine lors de laquelle la mère, en pleine divagation, erre jusqu’à la carrière voisine et interpelle un conducteur d’engins étranger pour lui demander ce qu’est l’irrationnel. Sans réponses, ses peurs ne font qu’amplifier. Il en est de même pour le film, qui aborde indirectement notre besoin vital de trouver un sens à toute chose, dans un monde où l’on est habitué à tout expliquer.
On le voit, Répertoire… n’est pas un thriller d’horreur comme les autres. S’ils sont menaçants, les zombies ne sont pas des monstres hideux s’attaquant sauvagement à tout ce qui bouge. Immobiles, à distance, ils agissent comme des révélateurs d’un passé terrifiant parce qu’il n’a de cesse de nous rappeler la mémoire de ceux qui nous ont quittés. On nous les montre peut-être un peu trop, cependant, et d’un peu trop proche. Le retour dans notre histoire collective, Côté, ancien critique de cinéma, l’ancre également dans notre connaissance de cinéphile, en s’amusant à évoquer le Théorème de Pier Paolo Pasolini (la jeune femme en suspension dans les airs) et en plaçant ça et là de mystérieux enfants masqués que l’on croirait tout droit sortis d’une fête de la Mi-Carême filmée par Michel Brault.
Plus que jamais, en dehors d’Elle veut le chaos, le cinéaste a opté pour des choix esthétiques forts, très éloignés des accents véristes de ses précédentes propositions. En premier lieu l’image granuleuse du 16 mm, employée par le directeur photo François-Messier Rheault (Ta peau si lisse, Le bruit des arbres) qui rend parfaitement la sensation de froideur des hivers québécois et aussi, la trame sonore enveloppante, qui participe pleinement à l’impression d’irréalité. Les compositions intériorisées de comédiens à contre-emploi vont de pair avec cette atmosphère surréaliste, sans toutefois perdre leurs présences bien réelles, dévoilant une profonde fragilité sous couvert de force tranquille.
Complexité, surprise, évocation, plusieurs caractéristiques résumant le parcours d’un cinéaste hors norme se retrouvent dans Répertoire des villes disparues, une œuvre originale, déroutante, subtile et captivante, résolument ancrée dans l’ADN de son auteur.
Répertoire des villes disparues – Québec, 2019, 1h38 – un petit village de région se retrouve sous le choc après la mort d’un jeune conducteur qui semble s’être donné la mort – Avec: Josée Deschênes, Robert Naylor, Jean-Michel Anctil – Scénario et Réalisation: Denis Côté – Production: Ziad Touma – Distribution: Maison 4:3
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