Éléphant : mémoire du cinéma québécois présentera la version restaurée de La dame en couleurs de Claude Jutra, à la Cinémathèque québécoise mercredi 24 août à 19 h.
Neuf ans après Pour le meilleur et pour le pire, Claude Jutra retrouve le Québec après une escapade passée au Canada anglais durant laquelle il aura réalisé quelques téléfilms médiocres et une adaptation de Margaret Atwood qui n’aura pas rehaussé sa carrière. Avec La dame en couleurs, son dernier long métrage, il signe une œuvre testamentaire qui résume à elle seule une personnalité complexe, hantée de drames profondément enfouis, mais qui est aussi le témoin d’une collectivité en perte d’illusions.
Dans les couloirs peu éclairés d’un sous-sol d’hôpital psychiatrique, un groupe de jeunes laissés pour compte, internés là car « les orphelinats sont pleins à craquer » se réfugie à l’écart du monde, s’invente un univers, des rituels et des lois. Ils sont rejoints par un peintre nommé Barbouilleux qui profite de ces lieux reculés pour créer la fresque d’une madone bienveillante et colorée. L’artiste en réclusion, l’innocence violée, la maladie et l’hôpital-prison-couvent forment l’ossature de cette Å“uvre qui fut boudée par une bonne part de la critique à sa sortie en raison d’une illustration jugée trop sombre de la société québécoise.
Dans cette histoire jalonnée par les mystères enfouis de l’enfance et teintée de la violence du traitement qu’on leur fait subir, d’autant plus injuste qu’ils sont dépeints comme de véritables anges, il apparaît difficile à postériori de ne pas y voir des références directes au mal intérieur porté par Jutra, à ses puissants démons ainsi qu’à son besoin viscéral de trouver dans ses images les reflets d’une âme qu’il aura cherchée durant toute sa carrière, la sienne. Le réalisateur, coauteur du scénario avec Louise Rinfret, s’était d’ailleurs réservé le rôle de ce peintre de très grande renommée à l’extérieur de l’institution. Pierre Lamy, le producteur, l’en dissuada. Jutra avait conscience d’une maladie naissante, qu’on ne nommait pas encore l’Alzheimer. Il la refusait catégoriquement. On l’aidait sur le plateau pour préparer sa journée, et si le tournage s’est passé sans écueils majeurs, plusieurs notes personnelles révèlent déjà l’étendue de son tourment. C’est donc sous les traits de Gilles Renaud qu’il faut dénicher les symboles de cette Å“uvre testamentaire, et déceler quelques signaux avant-coureurs d’une fin préméditée, ou à tout le moins pressentie, dans la figure paternelle de cet artiste qui laisse venir à lui les petits enfants, faibles et démunis.
Mais ici comme ailleurs dans la filmographie de Jutra, l’image dépasse largement le cadre des troubles intimes et, même s’il constitue une Å“uvre-somme à bien des égards, ce dernier long métrage ne saurait se réduire à la seule expression de sa psyché torturée. Car on ne peut oublier le fait qu’il s’inscrit dans une société qui, en ce début des années 80, semble avoir perdu toute forme d’illusion. Les créateurs québécois seront nombreux à en rendre compte et Jutra ne fait pas exception. Sa dame en couleurs vue en rêve et « sans capine », ne serait-ce pas une représentation d’un guide spirituel évaporé à tout jamais dans les limbes d’une utopie collective détruite ? Marqué de nuances profondément pessimistes malgré quelques moments lyriques, le ton général dénote de la morosité ambiante, à l’instar du flash-forward de la scène finale qui affirme le fatalisme de l’aliénation mentale des enfants en unissant leur destinée avec celle du Québec qui reste cloué au sol, quatre ans après le mirage référendaire.
Évoquant directement et frontalement une tragédie sociale qui mit du temps à émerger : celle des Orphelins de Duplessis, La Dame en couleurs faisait ainsi communier pour toujours la petite histoire de la vie tourmentée de son cinéaste avec celle, plus grande, du Québécois, malade, enfermé à l’écart du monde, ne trouvant protection que sous l’aile de religieuses autoritaires, et qui n’avait comme seul choix de libération que la mort. « Et soudain, la couleur va disparaître progressivement et le noir va descendre sur la nature. C’est ça l’angoisse. » Ce jour du 5 novembre 1986, lorsqu’il s’envolât du haut du pont Jacques-Cartier, cette réplique murmurée par Barbouilleux résonnait peut-être à l’esprit de Claude Jutra.
(Texte de Charles-Henri Ramond paru à l’origine dans la revue Séquences, numéro 306, janvier-février 2017)