Trois ans après le succès inattendu du Déclin de l’empire américain, Denys Arcand retrouve les devants de la scène internationale avec Jésus de Montréal, son sixième long métrage de fiction réalisé en solo. Avec cette oeuvre complexe, mêlant humour trivial et tragédie classique, Arcand propose une profonde réflexion sur la société contemporaine. Historien de formation, le cinéaste connaît en effet trop bien l’Histoire du Québec pour ne pas en dénoncer les plus évidentes contradictions. En suivant le parcours (le chemin de croix), de comédiens empêtrés dans le compromis, il nous offre une vision mordante du milieu artistique, et met en opposition la lutte incessante qui fait plier les idéaux de spiritualité de ses contemporains sous le poids de vies matérialistes, désabusées.
Ce déchirement entre pureté et bassesse trouve ses racines dans pratiquement tous les films précédents du cinéaste. Par exemple dans Les Montréalistes qui relatait l’idéalisme et le ferveur religieuse des fondateurs de Montréal, ou dans On est au coton, qui illustrait les conditions désastreuses dans lesquelles se trouvaient les travailleurs de l’industrie du coton. Dans Québec: Duplessis et après, Arcand se demandait si la Révolution tranquille avait vraiment changé quelque chose au Québec, tandis que dans Réjeanne Padovani, La maudite galette et Gina, il montrait grâce aux codes du cinéma de genre l’innocence broyée par la corruption ou la méchanceté ordinaire. On pourrait aussi citer l’inoubliable Le confort et l’indifférence, dans lequel Machiavel commentait – non sans cynisme – les conséquences du référendum de 1980.
Oeuvre somme de la pensée d’Arcand, Jésus de Montréal peut-être vu avec le recul comme l’aboutissement de sa carrière et l’un des films phares du cinéma de fiction québécois.
Les origines
A l’été de 1985, au moment des auditions pour Le Déclin de l’empire américain, racontait Arcand, un comédien vint le trouver en disant « Excuse, ma barbe a poussé, je joue Jésus de ce temps-ci. » « Ah… Où ça déjà ? » demande Arcand. Le jeune acteur signale que la Passion du Christ est donnée régulièrement l’été à l’oratoire Saint-Joseph, depuis 40 ans, un soir en français, un soir en anglais. Avec des amis, dont les producteurs Pierre Gcndron et Roger Frappier, il est allé voir ce théâtre d’été pour touristes. « C’est affreux, très mauvais. ». N’empêche, il en est revenu avec un sujet de conversation qui devint plus tard un scénario. (d’après Pierre Roberge, La Tribune de Sherbrooke, mercredi 31 août 1988, p. D 7)
Anecdotes
Le cinéaste, qui n’a jamais écrit de film en fonction d’un comédien en particulier, admet que si Lothaire Bluteau – qu’il avait repéré dans la pièce de René-Daniel Dubois Being At Home With Claude – avait refusé, le film ne se serait sans doute jamais fait. « Je l’ai donc rencontré un an et demi avant le tournage du film et je lui ai dit que j’écrivais une histoire pour lui. Je lui ai alors demandé de me dire oui aussitôt. Autrement, je renonçais à écrire et à tourner ce film. Nous nous sommes entendus et à partir de ce moment, je me suis mis à écrire en pensant à lui. » (citation extraite de « Denys Arcand – La vraie nature du cinéaste ». Michel Coulombe, Ed. Boréal, 1993, p. 57)
Il s’agit du premier rôle au cinéma de l’homme de théâtre Robert Lepage. Denys Arcand le fera rejouer dans deux autres de ses réalisations: son segment de Montréal vu par… et Stardom.
Entre Le déclin de l’empire américain (1986) et L’âge des ténèbres (2007), le directeur photo d’origine française Guy Dufaux aura collaboré à sept reprises avec Denys Arcand.
Denys Arcand n’a pas assisté à la projection officielle de son film à Cannes. « Ça porte toujours malheur quand j’assiste aux projections. La première fois à Cannes avec La maudite galette, ils ont passé la bande son au lieu de la bande image, une autre fois, ils ont interverti les bobines. La dernière fois, il y a eu une panne d’électricité, c’est pourquoi je préfère ne plus jamais m’asseoir dans la salle et attendre le générique avant de revenir. » [Le Devoir, mardi 16 mai 1989, p.8]
La scène dans laquelle le prêtre (Gilles Pelletier), est surpris sortant de la chambre de l’une des actrices qu’il a embauchées pour sa pièce (Johanne-Marie Tremblay), repose sur un événement réel. Alors qu’il était étudiant, Arcand était admiratif d’un père jésuite, jusqu’au jour ou il le surprit en compagnie d’une comédienne connue. (d’après un témoignage de la mère de Denys Arcand relaté par Dominic Hardy, Le Soleil, samedi 30 décembre 1989, p. C-7)
Pour célébrer le premier anniversaire de sa sortie, les producteurs avaient organisé au cinéma Le Dauphin, à Montréal, une projection spéciale en présence des comédiens et du réalisateur. Les recettes de la soirée avaient été reversées au club Variety, une oeuvre de bienfaisance destinée aux enfants. Le prix d’entrée était de 50$. (La Presse, 15 mai 1990, p. E1)
J’avais envie de faire un film tout en ruptures, allant de la comédie loufoque au drame le plus absurde, à l’image de la vie autour de nous, éclatée, banalisée, contradictoire.
-Denys Arcand
Citation ci-dessus extraite de la préface de l’édition papier de Jésus de Montréal.
Critiques d’époque
Comment peut-on prendre au sérieux toutes ces supposées réflexions sur le monde (voir l’histoire du Big Bang), sur l’interprétation des Évangiles et les découvertes de l’archéologie moderne, sur la détresse des prêtres (voir le rôle de Gilles Pelletier) quand, dans un mouvement, on passe à du jeu et à des dialogues de pur style carabin et « grosse blague », à ces scènes de comédie qui, justement, doivent établir un rapport avec le monde profane et laïque (le point d’ancrage du scénario)? – Roy, A. (1989). Jésus des médias. 24 images, 44–45.
Que reste-t-il de l’âme et des rêves d’une génération quand ses membres se sont trompés mutuellement? Trois ans après le constat amer du Déclin de l’empire américain, Denys Arcand offrait le début d’une réponse dans Jésus de Montréal, transposition sensible et mordante de l’Évangile selon Saint Marc et des Frères Karamazov dans un Québec rongé par Le confort et l’indifférence. En suivant le calvaire d’un acteur chargé de moderniser le spectacle de la Passion sur le mont Royal, à Montréal, Arcand nous entraîne dans un chemin de croix où notre nouveau Jésus dénonce les tentations de la pub et les philistins des médias. Un peu trop emphatique mais efficace, Arcand épingle en route l’hypocrisie de l’Église, dépoussière l’imagerie christique, célèbre la passion des acteurs et fait une timide mais émouvante profession de foi pour le pouvoir rédempteur de l’art. Utilisant le passé pour éclairer le présent, il nous offre une parabole truffée de tableaux mémorables: la crucifixion nocturne sur le mont Royal ; l’errance finale dans un métro aux airs de catacombes ; les transplantations d’organes qui permettront finalement à son héros de « vivre » à travers d’autres après sa mort. Un film brillant, audacieux et émouvant qui constitue sans doute l’oeuvre la plus complexe et la plus maîtrisée de Denys Arcand. (Georges Privet, pour amazon.ca)
En allant chercher les phrases éclairées (et éclairantes) que l’on connaît de la vie du Christ, Arcand avançait sur un terrain révolutionnaire. Il a raison de dire, dans ses entrevues, que l’on doit écouter ces réflexions sans conditionnement. Arcand, par l’artifice d’un acteur qui décide de se laisser envahir de la lueur du personnage Jésus, choisissait aussi la forme originale de sa quête. Mais, en chemin, le vendeur de pellicule a pris un pas d’avance sur le penseur, et le spectacle a remplacé la réflexion dont les contradictions se sont empilées. Jésus de Montréal est le résultat d’un manque d’audace, la quintessence du très québécois « s’cusez-là », le clin d’oeil qui, à force de battre la paupière, empêche de voir vraiment ce que l’on voulait nous montrer. (Robert Lévesque, Le Devoir, samedi 20 mai 1989, p. D-8)
Récompenses et nominations
- En nomination pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère (remis à Nuovo Cinema Paradiso de Giuseppe Tornatore)
- Gagnant de 12 prix Génie: Meilleure direction artistique, Meilleure photographie, Meilleurs costumes, Meilleur montage, Meilleure son, Meilleur montage sonore, Meilleure musique originale, Meilleur acteur dans un second rôle (Rémy Girard), Meilleur acteur (Lothaire Bluteau), Meilleur scénario original, Meilleure réalisation, Meilleur film et récipiendaire de la Bobine d’or (meilleures recettes au Canada) – Metro Toronto Convention Centre, 20 mars 1990.
Prix en festival
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- Prix du jury « pour l’originalité et la recherche » et Prix du jury oecumémique « pour sa relecture contemporaine incisive du message de l’Évangile dans une forme riche et complexe utilisant les rapports en spectacle et réalité » – 42e Festival international du film, Cannes, France, du 11 au 23 mai 1989.
- Prix Le Parlement « pour l’excellence du travail et la qualité de l’oeuvre du cinéaste » – Montréal, Québec, 22 août 1989
- Critics Award – 14th Festival of Festivals, Toronto, Ontario, du 7 au 16 septembre 1989
- Meilleur long métrage – 9th Atlantic Film Festival, Halifax, Nouvelle-Écosse, du 26 septembre au 1 octobre 1989
- Film le plus populaire du festival – 25th Chicago international film festival, Chicago, États-Unis, du 12 octobre au 2 novembre 1989
- Prix Hydro-Québec décerné au film le plus populaire du festival – 8e Festival du cinéma international en Abitibi-Témiscamingue, Rouyn Moranda, Québec, du 28 octobre au 2 novembre 1989
- Prix du meilleur film culturel, Casino D’Oro, San Remo, Italie, 1989
- Prix de la critique – 1er festival de Cinéma, San Juan, Porto-Rico, 1989
- Meilleur film étranger – National Board of Review, États-Unis, 1990
- Golden Space Needle Award – Festival international de cinéma de Seattle, Seattle, États-Unis, 1990
Résumé
Le texte qui suit dévoile la totalité de l'intrigue
Tous les étés, depuis 35 ans, une représentation de la Passion du Christ basée sur l'Évangile selon Saint-Marc a lieu, sur la montagne, dans les jardins d'un sanctuaire catholique. Mais cette année, le prêtre Leclerc, auteur du texte original, aimerait renouveler le ton de son oeuvre vieillissante, de moins en moins populaire. Il fait appel à Daniel Coulombe, un acteur au chômage, qu'il charge de réécrire et de mettre en scène la version revampée. Le jeune homme déniche Constance - il apprendra ultérieurement qu'elle est l'amante de Leclerc -, Martin, Mireille et René, quatre acteurs talentueux, vivotant dans des emplois précaires. L'une sert la soupe populaire pour se sentir utile, le second double des films porno, la troisième montre ses charmes dans des pubs ridicules, alors que René, amateur d'Hamlet, se prend pour un grand acteur.
Daniel les sort de leur torpeur et en fait le coeur et l'âme d'une pièce d'avant-garde, grandiose et provocante, intégrant de récentes découvertes sur les origines de l'humanité. Le succès est immédiat. Le tout-Montréal culturel est à genoux devant le génie créatif du jeune metteur en scène jusque là inconnu. Flairant le bon coup, un avocat cynique tente même de prendre en charge le devenir commercial et médiatique de la troupe. Cependant, ce personnage mythique et tentaculaire exerce progressivement une fascination étrange sur Daniel, à tel point que l'on pourrait se demander s'il ne se serait pas transformé en prophète des temps modernes. Mais le père Leclerc et ses supérieurs ne voient pas d'un bon oeil cette relecture des textes saints, aussi audacieuse et populaire soit-elle. Jésus-Christ, fils de soldat romain? La vierge Marie, une fille-mère? Inacceptable! Le conseil d'administration du sanctuaire intervient et somme Daniel et ses comparses d'arrêter le spectacle. Mais ces derniers bafouent les ordres et jouent une dernière représentation, qui révèle hélas le destin tragique du comédien. Mortellement blessé par un poteau de crucifixion qui lui est tombé dessus, Daniel est emmené d'urgence dans un hôpital francophone engorgé, dont il ressort quelques minutes plus tard sans qu'aucun médecin n'ait pris la peine de venir le voir. Son état ne s'améliorant pas, il est amené à l'hôpital juif de Montréal, où il décède quelques heures plus tard. Ses reins et ses yeux seront ensuite transplantés sur des malades en attente d'un donneur.
©Charles-Henri Ramond
Distribution
Lothaire Bluteau (Daniel), Catherine Wilkening (Mireille), Johanne-Marie Tremblay (Constance), Rémy Girard (Martin), Robert Lepage (René), Gilles Pelletier (Leclerc), Yves Jacques (Richard Cardinal). Avec aussi: Cédric Noël, Pauline Martin, Véronique Le Flaguais, Jean-Louis Millette, Monique Miller, Christine-Ann Attalah, Valérie Gagné, Claude Léveillée, Paule Baillargeon, Boris Bergman, Gaston Lepage, Pascal Rollin, Marc Messier, Marcel Sabourin, Roy Dupuis, Claude Blanchard, Andrée Lachapelle, Denis Bouchard, Ron Lea, Anna-Maria Gianotti, Tom Rack. Avec la participation spéciale de Marie-Christine Barrault et Judith Magre.
Fiche technique
Genre: drame - Origine: Coproduction Québec-France (75%-25%), 1989 - Durée: 1h59 - Langue V.O.: Français - Visa: 13 ans et plus - Première: 15 mai 1989 à Cannes - Sortie en salles: 15 mai 1989 sur deux écrans à Montréal (Dauphin, Égyptien) - Tournage: du 24 juillet au 23 septembre 1988, durant 45 jours, dans une cinquantaine de lieux à Montréal - Budget approximatif: 4,2 M$ - Entrées en salle: 391 000 spectateurs au Québec
Réalisation: Denys Arcand - Scénario: Denys Arcand - Production: Roger Frappier, Pierre Gendron pour Max Films - Producteurs associés: Gérard Mital, Jacques-Éric Strauss et Doris Girard pour Gérard Mital Productions, en association avec l'Office national du film du Canada - Directrice de production: Lyse Lafontaine - Distribution: Max Films distribution
Équipe technique - Assistante réalisatrice: Mireille Goulet - Costumes: Louise Jobin - Direction artistique: François Séguin - Distribution des rôles: Lucie Robitaille - Effets visuels et générique: François Aubry - Montage sonore: Diane Boucher, Marcel Pothier, Antoine Morin, Laurent Lévy - Montage images: Isabelle Dedieu – Musique: Yves Laferrière, François Dompierre et Jean-Marie Benoît - Photographie: Guy Dufaux - Son: Patrick Rousseau, Jocelyn Caron, Hans Peter Strobl, Adrian Croll
Infos DVD/VOD
Au Québec, Jésus de Montréal a été édité en VHS et en DVD, avec une image de ratio 1.33:1 (plein écran). Le film a été numérisé par le projet Éléphant.