Bien qu’elle ne soit pas aussi illustrée que les drames familiaux ou les tourments de l’adolescence, la communauté québécoise « tricotée serrée » s’invite régulièrement dans nos scénarios de fiction. Et lorsqu’elle est au cœur du récit, elle est montrée comme lieu de conservation de la mémoire (Pour la suite du monde), elle est dépeinte avec drôlerie (les films de Forcier), et elle se pare souvent de propriétés empathiques gracieuses, comme le courage, la solidarité (Répertoire des villes disparues) ou encore l’inventivité (La grande séduction). Plus rarement, elle associée à des tares lourdes à porter, comme le racisme (Le Neg’) ou le silence (Aurore l’enfant martyre). Avec Les nôtres Judith Baribeau et Jeanne Leblanc ont choisi de s’aventurer dans cette seconde voie. Une avenue casse-gueule, tant la culpabilité, le déni et le renoncement ne sont pas des traits que l’on aime voir accolés à notre paisible collectivité. De fait, les habitants de Ste-Adeline sont en apparence tout ce qu’il y a de plus respectables. Pourtant, ce qui les unit tient du secret et de l’aveuglement, face aux agissements d’une figure emblématique autour de laquelle tous se retrouvent. Comme bon nombre d’entre nous, ils optent pour le mutisme plutôt que l’affrontement.
Car autant le préciser d’emblée, le véritable sujet principal n’est ni la pédophilie, ni l’intimidation ou l’emprise, au contraire de Les chatouilles d’Andréa Bescond ou Les éblouis de Sarah Suco, deux productions françaises, réalisées par des femmes soit dit en passant, qui sont sortis récemment sur les écrans québécois. Néanmoins, à l’instar du « berger » incarné par Jean-Pierre Darroussin dans le film de Suco, le maire manipulateur de Les nôtres possède le charisme, la gentillesse et la fermeté nécessaires pour exercer l’influence lui permettant de se maintenir à flot, avec suffisamment de force et d’impunité. Il menace une enfant encore fragile, certes, mais il est aussi un voisin attentionné, un mari attentif aux tourments de sa conjointe, et un pourvoyeur de largesses très utiles pour faire taire les gêneurs… bref, il contrôle à peu près tout son entourage. Dans la peau de cet ignoble, mais très ordinaire salaud, Paul Doucet lui confère ce qu’il faut de froideur et de délicatesse pour être suffisamment réaliste.
Mais si le prédateur reçoit en premier lieu l’attention du spectateur, les auteures dessinent progressivement autour de lui une toile du silence, une cartographie du malaise, beaucoup plus vaste, qui se concentre non sur le coupable, mais sur l’objet de ses actes, en l’occurrence une adolescente, qui, par peur ou par amour – le film laisse évidemment planer le besoin de remplacer un père décédé tragiquement -, décide de ne rien dire. Dès la séquence pré-générique, la cinéaste dévoile ses personnages dans l’ordre de leur influence sur le récit. D’abord Magalie, puis Isabelle, sa maman qui ne parvient visiblement pas à aborder la situation comme il faut, le maire apprécié de tous, et Chantal, sa femme avec qui il a accueilli deux enfants mexicains à la maison. Un plan d’ensemble réunit ensuite le groupe dans un bien-être de façade. Le carton avec le titre apparaît alors. Ce portrait serein serait rassurant, s’il n’y avait pas eu auparavant la vision fugace de la jeune fille, dos nu, assise sur un lit défait. Coup d’œil à la dérobée d’un spectateur-voyeur qui a d’ores et déjà saisi la nature du drame qui va se jouer par la suite. En quelques minutes, Magalie bascule dans le monde des adultes, et de facto, dans celui des empêcheurs de tourner en rond. Après Une colonie (qui pourrait être vu comme une prémisse innocente à ce film), Émilie Bierre démontre qu’elle peut évoluer dans un registre plus sombre, moins enfantin, tandis que Marianne Farley et Judith Baribeau dressent les contours nuancés de mères dépassées par les événements. Chez ces femmes mutiques, le jeu est naturel, les silences côtoient la tension et l’incompréhension. Comme pour Isla Blanca, Jeanne Leblanc montre ainsi qu’elle sait diriger ses comédiens dans des rôles délicats et sur une gamme d’émotions assez étendue.
J’ai beaucoup aimé la position très détachée, cérébrale, de la cinéaste, qui a choisi de traiter ce sujet grave de la plus manière la plus cinématographique possible. Elle jongle avec les codes du suspense psychologique, insuffle une dose de réalisme magique ici et là , et joue beaucoup avec les attentes et les envies du public. En outre, les développements dramatiques évitent le misérabilisme, qui est souvent assorti d’images grises et de décors miséreux. Les plans sont maîtrisés et presque trop beaux, à l’instar de cette ville proprette dans laquelle se situe l’action. Les zooms lents, des cadres précis, imbriquant l’un dans l’autre plusieurs formes d’enfermement, telles que les fenêtres ou des portes, l’utilisation du son hors cadre et de la profondeur de champ, etc., Jeanne Leblanc se sert d’une riche palette pour illustrer la complexité de la situation et aller au-delà des apparences d’un fait divers malheureusement banal. Pour mieux brouiller les pistes aussi.
De fait, à Ste-Adeline, tout le monde est coupable. De la mère aveugle aux agissements de son voisin, à la retraitée raciste, jusqu’à la secrétaire du maire qui a choisi de se taire en dépit de ce qu’elle a vu subrepticement. Pour ma part, je trouve que l’illustration des tares de cette petite ville tranquille est un peu trop appuyée, en plus d’être redondante. Les ados qui rejettent les petits mexicains, la vieille ‘fatiquante’ qui insiste lourdement avec son superflu « C’est pas des gens comme nous-autres », tout ça paraît un peu forcé. Et c’est dommage, car il n’aurait pas fallu grand-chose de moins pour faire disparaître ce pénible sentiment d’assister à un discours trop didactique, voulant nous enfoncer sa théorie à grands coups de rhétorique.
Cela dit, moi qui me plains sans arrêt du manque d’audace de nos sujets, je reconnais que, pour une fois, les auteures ne se sont pas donné la tâche facile. D’abord, en allant à l’encontre de l’idée que nous nous faisons de la réalité et de notre incroyable besoin de puiser dans une histoire fictive les solutions à tous des problèmes bien réels. Le scénario ne plonge pas non plus dans la tendance de plus en plus marquée qui privilégie les sujets rassembleurs, bien-pensants et expurgés de tout regard critique sur nous-mêmes. Bien des spectateurs regretteront que le coupable ne soit pas enfermé, que le dénouement ne soit pas empreint de rédemption, ou que cette relation mère-fille ne se résume pas à un bel exemple de courage et de solidarité féminine. Les personnages, désespérés, manipulateurs (y compris les mères), ne se laissent pas aimer facilement. Pas étonnant donc que l’émotion ne soit pas vraiment le moteur de l’intrigue, loin de là . Dans le dernier tiers du film, une voiture de police arrive au loin, à la rencontre du maire qui retient fermement Magalie par les bras. On se dit que ça y est, on va enfin avoir droit à la victoire de la justice sur la dégueulasserie de la vie. Il n’en sera rien. Car le policier complice ne fait que ramener la gamine au bercail, et nous emmener vers une conclusion pour le moins inusitée, incompréhensible même. La démarche des scénaristes se résume tout entière dans cette courte scène.
Ne pouvant vous en dévoiler plus, j’ajoute seulement que cette finale à double sens m’a laissé perplexe. J’ai trouvé qu’elle détournait un peu trop le récit de son sujet initial (la culpabilité collective), en lui donnant une tournure inutile et trop tardive pour qu’elle puisse être réellement exploitée. À vous de voir. Reste qu’après un premier long métrage émouvant et sincère, Jeanne Leblanc signe une œuvre très maîtrisée, déroutante, aussi audacieuse sur le fond que la forme.
Les nôtres – Québec, 2019, 1h43 – dans une petite ville de région, une adolescente refuse de révéler l’identité du celui qui l’a mise enceinte – Avec: Marianne Farley, Émilie Bierre, Judith Baribeau – Scénario: Jeanne Leblanc, Judith Baribeau – Réalisation: Jeanne Leblanc – Production: Skykid & Skykid – Distribution: Maison 4:3
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