Le dimanche après-midi 9 janvier 1927, le Laurier Palace (1683, rue Sainte-Catherine est), affiche un programme composé surtout de courts et du long métrage Upstage de Monta Bell, mettant en vedette Norma Shearer1.
Les enfants occupent la grande majorité des sièges, un grand nombre en infraction de la loi qui leur interdit l’entrée sans être accompagnés d’un parent ou d’un gardien. Pendant que défile sur l’écran la courte comédie Get ‘Em Young (Fred Guiol, Stan Laurel, 1926), de la fumée commence à sortir d’une bouche de chaleur au balcon, bientôt suivie de flammes. C’est la panique.
L’évacuation du balcon se fait dans le désordre. Dans un des escaliers tournants qui mènent au rez-de-chaussée, les enfants s’empilent et 78 y trouvent la mort, agglutinés les uns sur les autres et étouffés, «soixante-dix-huit victimes de l’immoral Moloch moderne du plaisir: le cinéma», écrit le chanoine Adélard Harbour2. Les jours suivants et en février, le service des incendies ferme plusieurs salles jugées non-sécuritaires parce que non conformes aux normes des bâtiments publics3.
Le lendemain, les réactions sont vives dans l’ensemble de la société et dans toute la presse qui en fait d’énorme manchettes pendant plusieurs jours, avec même la liste de tous les enfants décédés. Le propriétaire de la salle, Amen Lawand, doit comparaître en cour ce même jour, mais le procès est fixé à une date ultérieure; à cause de l’enquête de la commission, il obtient un report; finalement, il semble qu’il ne fut jamais poursuivi à cause des conclusions du rapport Boyer.
Pendant la semaine suivante et jusqu’à l’automne suivant, le sujet semble inépuisable. Même Le monde ouvrier, sous les plumes de R. Hachette, Julien Saint-Michel et Socius, y va de longs et passionnés articles, presque seule voix discordante qui ne se gêne pas pour rappeler que les enfants de 15 ans peuvent travailler 10 heures par jour pour des salaires dérisoires dans des usines appartenant à ceux qui crient le plus fort pour leur interdire le cinéma4. Le clergé catholique ramène immédiatement ses revendications pour l’abolition du cinéma le dimanche et pour l’interdiction de l’entrée dans les salles pour tous les moins de 16 ans. En février, le père Papin Archambault publie dans la collection L’œuvre des tracts sa brochure au titre resté célèbre: Parents chrétiens, sauvez vos enfants du cinéma meurtrier (le père Archambault avait déjà utilisé l’expression «cinéma meurtrier» dès 1921 dans un article de L’Action française, signé alors d’un
de ses pseudonymes «Pierre Homier»).
Louis-Roméo Beaudry compose une complainte sur l’événement, interprétée par le chanteur populaire Hercule Lavoie: «Il fallait des anges au paradis, c’est votre enfant que le ciel a choisi…»5. La tragédie inspire aussi ce poème demeuré célèbre du père Armand Chossegros, s.j., dans le Messager Canadien du Sacré-Cœur (juillet 1927):
Le cinéma corrupteur
Fuis l’antre où les démons dissimulent leurs sièges,
Où déployant leurs films comme un panorama
Ils enlacent les cœurs qu’ils ont pris en leurs pièges,
Garde ton âme blanche et fuis le cinéma.
Ton âme, ô mon enfant, fraîche de son baptême
Réfléchit comme un lac les splendeurs du ciel bleu,
Fuis les sombres climats qui rendent le teint blême,
Fuis l’air du cinéma qui mine peu à peu.
Fuis les souffles brûlants qui dessèchent les roses,
Et jettent les blancs lys en un mortel coma,
Fuis les vents imprégnés de germes de névrose,
Garde ton âme blanche et fuis le cinéma.
Notes :
1 Parce que Le Canada du 11 janvier 1927, p. 7 et The Gazette du 11 janvier 1927, p. 11, reproduisaient la marquise de la salle où se retrouvait l’affiche de Sparrows, réalisé par William Beaudine et mettant en scène Mary Pickford, on a cru que c’était le long métrage à l’affiche ce jour-là. Mais il s’agissait du programme de la semaine suivante.
2 Semaine religieuse de Montréal, le 20 janvier 1927
3 Le Devoir, 19 février 1927.
4 Le monde ouvrier, 15 , 22 et 29 janvier, 5 et 19 février, 26 mars, 10 septembre 1927
5 On peut entendre cette complainte en se rendant aux «enregistrements sonores» de la collection numérique de la Bibliothèque nationale sur Internet, avec le titre Il fallait des anges.
Merci aux Productions de la Ruelle de m’avoir signalé ce lien et un grand merci à Yves Lever qui m’a donné l’autorisation de reproduire un extrait de son livre intitulé Anastasie.
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