Avec l’étrangeté d’En terrains connus, le cinéaste nous montre que derrière un quotidien tout ce qu’il y a de plus banal, le mystère est bien présent et que nos vies et nos actes ne sont pas si en contrôle que ça.
C’est avec humour et légèreté que Stéphane Lafleur aborde la vie quotidienne très ordinaire de ses personnages. Mais, dès les premiers instants du film, Lafleur nous lance un avertissement en nous montrant son personnage muni d’un détecteur de métal : ces terrains qui semblent si connus recèlent toutefois une bonne dose de mystère. L’univers de nos banlieues devient alors le théâtre d’événements étranges qui vont nettement au-delà de la banalité des lieux.
Les vies des personnages se croisent sans jamais vraiment se connecter. Les personnages principaux vivent ensemble, sans jamais vraiment connecter. La fille, Maryse, a une job bien plate dans une cartonnerie déshumanisée. Elle vit avec Alain, cycliste de salon, prêt pour le tour de France sur vélo d’appartement. Le fils, Benoît, espèce de Tanguy un peu simplet, a bien du mal à vivre une relation sérieuse avec une mère monoparentale et son fils haïssable. Il vit chez le père qu’il ne côtoie pas vraiment, reclus dans le sous-sol, jouant de la guitare en sourdine. Le tout forme une sorte de famille, usée par la banalité et le train-train quotidien, où les quelques moments passés en commun tiennent plus du rapiéçage que de la joie de vivre ensemble. La scène du souper (photo), regroupement familial hirsute et forcé, est à ce titre une merveille jubilatoire et surréaliste.
Mais, à la fin du premier tiers du film, l’entrée en scène de l’improbable homme du futur vient chambouler le quotidien ordinaire de ces cas atypiques. Le garagiste du coin revient en effet « de pas ben ben loin » dans le temps pour annoncer à Benoît le futur accident d’auto de sa sœur. Une prémonition jetée du bout des lèvres, tout en douceur, autour d’une table en Formica. Une annonce qui peut paraître complètement décalée pour le spectateur mais qui constitue un levier essentiel permettant de faire basculer le film dans une toute autre dimension.
À partir de ce point, Benoît va – un peu, pas trop – réapprendre à vivre avec les autres, sa sœur en l’occurrence. Il va enfin prendre en main la suite des événements pour déjouer la prophétie du garagiste. En prenant le volant de l’auto, Benoît parvient à faire de sa vie autre chose qu’un ratage permanent. Les dernières secondes du film ouvrent la voie à un avenir meilleur, un bel été comme l’a prédit l’homme du futur. Maryse sourit.
Sur le plan technique, le film est tout simplement très beau. La photographie utilise les contrastes des plans lumineux de l’hiver avec ceux des intérieurs, plus sombres. Rien à redire non plus sur la musique judicieusement dosée et parfaitement insérée. Ces qualités techniques encadrent parfaitement un scénario très réussi, laissant la part belle à l’imaginaire du spectateur. Quant au jeu des acteurs, il cadre parfaitement avec l’environnement, tout en finesse et en subtilité, laissant libre court à l’étrangeté des lieux et des situations (la scène où Maryse regarde son bras devant la glace de la salle de bain est à ce chapitre, très représentative).
Avec son univers en décalage total, avec son humour en demi-teinte et cette étrange fascination du cinéaste envers ses personnages et de leur univers hors normes, En terrains connus est une vraie réussite de notre cinéma. Un film qui n’est pas sans rappeler le petit monde jubilatoire de Curling de Denis Côté ou celui plus mystérieux de Nuages sur la ville de Simon Galiero.
À eux seuls ces films marquent de leur présence le cinéma d’auteur québécois. Du même coup, Stéphane Lafleur se place indéniablement dans la (très) courte liste de nos cinéastes majeurs.
En terrains connus – Québec, 2010, 1h29 – Dans sa vie morne de banlieusard, un jeune homme désoeuvré reçoit la visite d’un mystérieux homme du futur qui lui annonce un grave événement. Il fera tout en son pouvoir pour changer cette préméditation – Avec: Francis La Haye, Fanny Mallette, Michel Daigle, Sylvain Marcel – Scénario et Réalisation: Stéphane Lafleur – Production: Luc Déry, Kim McCraw (micro_scope) – Distribution: Les Films Christal
Ma note: