Attention > il peut y avoir des divulgâcheurs dans ce texte.
Il y a une scène, presque à la toute fin des Chambres rouges, dans laquelle on perçoit un vague sourire sur le visage de l’inflexible Kelly-Anne, incarnée par l’intense Juliette Gariépy. Laquelle vient d’acquérir de haute lutte un élément déterminant dans le procès du sinistre auteur de trois crimes abjects perpétrés contre des lycéennes sans histoire. Ce rictus, quoique bref et timide, survient après une partie de poker en ligne de plusieurs minutes qui lui permettra de remporter l’enchère associée à ladite pièce à conviction.
Dotées d’un montage serré alternant entre les gros plans de Kelly-Anne et de ses écrans d’ordinateur, ces quelques minutes symbolisent à elles seules ce que Pascal Plante a réussi de mieux. À savoir, un suspense anxiogène captivant qui montre la dépendance, proche de la rupture, de sa protagoniste, trentenaire célibataire habitant un appartement de luxe à je ne sais quel étage d’une tour sans humanité. Complètement happée par sa réalité virtuelle, elle est devenue experte dans l’art du hacking et qui a confié les clés de son quotidien à un assistant personnel électronique nommé Guenièvre, accroché comme un tableau de maître bien au centre du mur de son salon.
Si Les chambres rouges peut se voir comme un avertissement sur l’intrigant et très inquiétant phénomène des chambres rouges – espaces privés noyés aux confins du dark web où toutes les dérives sont possibles – il est surtout intéressant dans sa façon de capter le côté obscur de nos comportements sur Internet. Où, sous couvert d’un anonymat totalement illusoire, nous pensons pouvoir agir à notre guise, sans que rien ait de signification. Y compris développer le goût de l’extrême et un appétit de plus en plus morbide, au même titre que les crimes eux-mêmes. Cette partie de poker en ligne, qui est à mon avis l’une des scènes les plus fascinantes du cinéma québécois, est particulièrement efficace (comprenez glaçante) en ceci qu’elle nous laisse imaginer que derrière les pseudos et les avatars, se cachent des individus de chair et d’os, prêts à dépenser des millions de bitcoins pour s’acheter quelques minutes de sensations fortes.
Délaissant le prétoire pour se concentrer sur ce qui se passe en face, sur les bancs de la salle d’audience, Plante fait preuve de subtilité dans sa manière d’aborder l’horreur au quotidien. Ce genre cinématographique étant ultra codifié est, on le constate sans cesse, très difficile à réinventer. Le scénario y parvient pourtant en illustrant aussi, et de manière à peine déformée, les dérives de nos sociétés surinformées. Et non moins proches d’une forme de terreur banalisée et dictée par les oppositions manichéennes de valeurs, entre le vrai et le faux, le bon et le méchant, le laid et le beau… Les invités d’une émission de télévision populiste ont établi d’avance la culpabilité de l’accusé. Lorsqu’une auditrice (Clémentine, la jeune groupie un peu trop naïve jouée par Laurie Babin) clame le contraire, elle est diabolisée. Et si vous n’êtes pas du côté de la vindicative mère éplorée, vous êtes forcément complice du meurtrier, du moins en pensée. Avec nous ou contre nous comme disait l’autre avant d’envoyer ses avions planter des bombes dans un pays lointain. Le côté social du récit n’est pas l’aspect le plus important du film, mais, à mes yeux, il apporte un sens plus large au destin de Kelly-Anne, que l’on imagine parfois plus proche du pion perdu sur un échiquier plus grand et plus complexe que comme une personne en plein contrôle d’elle-même.
Malgré sa pudeur et sa retenue dans l’illustration des crimes évoqués, Les chambres rouges recèle plusieurs passages difficilement supportables. Plante privilégie toutefois le hors champ et la suggestion, donnant au spectateur les clés de l’interprétation de l’intrigue. Certes, le rythme est un peu lent. On se pose parfois des questions sur les motivations de la protagoniste et on s’étonne devant quelques invraisemblances, principalement lors du dénouement. Quoi qu’il en soit, les bruitages, la musique, les éclairages et les cadrages lugubres de Vincent Biron sont là pour rappeler que Pascal Plante aime les effets de style élégants et recherchés, comme le laissait déjà penser Nadia, Butterfly. En plus de prioriser des sujets qui sortent des sentiers battus malgré leur caractère banal.
En somme, avec ce troisième long métrage, le cinéaste signe son film le plus ambitieux, à la fois dans ses thèmes et dans sa facture, et, qui s’avère, de loin, son plus abouti.
Les chambres rouges – Québec, 2023, 1h58 – Une montréalaise célibataire assiste au procès d’un tueur en série qui exerce sur elle une étrange fascination – Avec: Juliette Gariépy, Laurie Babin – Scénario et Réalisation: Pascal Plante – Production: Dominique Dussault pour Némésis – Distribution: Entract Films
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