Lucy Grizzli Sophie est très convaincant dans sa construction d’une atmosphère à la tension sourde unissant Lucy et Martin, deux êtres cassés dont on ne sait rien au départ. Leur rencontre paraît fortuite, quoique la présence de celle-ci en ces lieux reculés semble ne pas totalement tenir du pur hasard. Feintant la fatigue, elle inspire la pitié, et accepte l’invitation qui lui est faite de s’installer temporairement. Une fois le pied dans le cadre de porte, tout le travail du scénario est d’établir une confiance, de dresser une relation, tout en trompe l’œil. Le spectateur n’y voit que du feu tant les mystères concernant le comportement et les motivations de la protagoniste sont bien gardés, des indices quant à son traumatisme étant distillés au compte-goutte par le biais de brefs retours en arrière.
L’attitude bienveillante de Lucy envers Martin, ses commentaires empathiques (acceptation de son corps, confiance en soi et en ses rêves et autres balivernes) ne sont en fait que des leurres destinés à amadouer celui qu’elle a en point de mire et mettre à exécution un plan bien plus sombre. On sent que quelque chose se trame, sans jamais le saisir… à condition de ne pas avoir vu trop de ce genre de films auparavant. Car s’il est assez unique dans le corpus québécois, Lucy Grizzli Sophie n’est pas le premier dans le monde, loin s’en faut, à installer son récit patiemment, à lui faire prendre une direction donnée, avant, dans les ultimes instants, de le dérouter et de le faire voler en éclat. Ici, c’est après que Lucy se soit faite un allié, et, de facto, a réussi à le rendu vulnérable en le mettant dans une position inconfortable (c’est le moins que l’on puisse dire), le récit de vengeance peut s’enclencher. Avec en apothéose, un dernier tiers rentre-dedans, très « dans ta face ».
Le discours sur la cyberviolence n’a, hélas, jamais été plus pertinent qu’aujourd’hui. Rendons grâce au film de le dénoncer, participant ainsi à l’effort collectif de conscientisation sur les dérives engendrées par l’anonymat des forums, des réseaux sociaux et d’internet en général, parfois à l’origine de comportements haineux abjects. Les chambres rouges l’avait fait avec brio l’automne dernier en parlant du dark web. Même si sa facture est plus modeste et que son récit est plus linéaire que pour le film de Pascal Plante, Lucy Grizzli Sophie ne manque pas de véhémence et y parvient lui aussi assez bien. Dommage que Catherine-Anne Toupin ait forcé un peu la note dans sa dénonciation de la haine « ordinaire », appuyant fort sur son message, livré avec sincérité, mais sans suffisamment de nuances.
Lucy Grizzli Sophie – Québec, 2023, 1h29 – Après un violent traumatisme, une éditrice de jeux vidéo se réfugie dans une maison de campagne où habite un trentenaire complexé et désargentée en compagnie de sa tante – Avec: Catherine-Anne Toupin, Guillaume Cyr, Lise Roy – Scénario: Catherine-Anne Toupin – Réalisation: Anne Émond – Production: Azimut Films, K.O.24 – Distribution: Sphère Films
Ma note: