Denys Arcand à propos de Jésus de Montréal

« Naturellement, c’est l’art, du moins pour certains d’entre-nous, qui sauve. »

Lothaire Bluteau dans dans Jésus de Montréal de Denys Arcand (image extraite du film)

Lothaire Bluteau dans dans Jésus de Montréal de Denys Arcand (image extraite du film)

Il aura fallu plusieurs années et plusieurs visionnements avant que je ne commence à comprendre l’importance de Jésus de Montréal, chef d’œuvre de Denys Arcand. Longtemps indisponible en format numérique, j’ai dû me contenter d’une VHS de qualité douteuse, jusqu’à ce que le mois dernier, Mediafilm organise à l’occasion des Journées du cinéma canadien une projection 35mm à la Cinémathèque québécoise.

Présenté en première mondiale à Cannes, Jésus de Montréal a trente ans cette semaine. Et son discours – multiple et complexe – sur la perte des idéaux et le combat perpétuel entre la passion qui nous anime et le quotidien qui nous tire sans arrêt vers le bas, a traversé le temps de la plus belle des manières, à l’inverse de tant de films québécois des années 80.

À l’occasion de cet anniversaire, je retranscris ici l’entrevue que le critique de cinéma Maurice Élia avait réalisée en mars 1989 avec Denys Arcand. Le texte qui suit est repris intégralement du dossier de presse qui accompagnait la sortie du film.

Comment est née l’idée de tourner Jésus de Montréal?

Il y a trois ou quatre ans, j’ai reçu en audition un jeune comédien que j’avais connu glabre quelques mois auparavant. « Je suis désolé pour la barbe, me dit-il, mais je suis maintenant Jésus ». Chaque soir de l’été, il jouait pour les touristes Le Chemin de la Croix sur le Mont-Royal, la montagne qui domine Montréal. On ne sait jamais exactement d’où vient l’idée d’un film, mais cette situation étrange commença à me hanter. Comment ce jeune comédien pouvait-il dire le soir: « Celui qui gagnera sa vie, la perdra », et le lendemain matin se présenter à une audition de bière? C’est de cette contradiction qu’est né Jésus de Montréal, en juxtaposant à des thèmes de la Passion selon Saint-Marc, mes souvenirs d’enfant de choeur dans un village perdu, catholique depuis des siècles et mon expérience quotidienne de cinéaste dans une grande ville cosmopolite. Pour moi, l’Évangile, avec tout mon passé, est quelque chose dont je ne me sortirai jamais, cette sorte de contradiction entre ce que je suis devenu et ce qu’a été mon enfance. Ce que j’ai vu jouer sur le Mont-Royal est une vieille pièce de théâtre écrite par Henri Ghéon, écrivain français catholique de l’époque de Claudel, une pièce qui date de 1952 ou 1953, intitulée tout simplement « Le Chemin de la Croix ».

Toutes les scènes tournées sur la montagne donnent une impression d’apesanteur.

En effet. C’est Jacques Leduc qui a filmé Montréal, un peu comme il l’avait fait pour les plans de la nature dans Le déclin de l’empire américain. Jacques est idéal pour ce genre de choses. Alors, je lui ai fait lire le scénario, en lui précisant que je voulais que tout soit vu du point de vue de la montagne, qu’on ne voie la ville que d’en haut. C’est pourquoi les personnages sont au-dessus de la ville et donnent l’impression de flotter. Il ne faut pas oublier non plus que le thème de la montagne est très propre à l’Évangile, le Golgotha, le Mont des Oliviers …

Mais quel est le thème principal que vous avez voulu développer ?

Il y aurait effectivement beaucoup de thèmes abordés si on analysait le tout. Mais pour moi, c’est surtout la tension entre l’écho de la voix de Jésus qui dit: « Là où est votre trésor, là aussi est votre cÅ“ur » et ce qu’on vit de façon quotidienne. C’est ça finalement le sujet du film.

Et vous avez tourné le film comme vous l’aviez conçu à l’origine ?

Vous savez, même si ce film a coûté 4 200 000 dollars, par rapport à un film américain moyen ou à un film français, c’est une grande différence. Là-bas, ça aurait coûté 8 millions. Le budget du film, c’est exactement celui qui correspondait au nombre de jours de tournage dont j’avais besoin.

Cette phrase de Malraux : « Le vingt et unième siècle sera mystique ou il ne sera pas », était dans votre scénario original. C’est quoi finalement le spirituel dans votre film?

Naturellement, c’est l’art, du moins pour certains d’entre-nous, qui sauve. Chacun a sa propre spiritualité: que ce soit l’art, ou l’ésotérisme, ou les extra-terrestres. On ne s’est pas encore remis, dans le monde occidental, de la disparition de la religion. On n’est pas encore remis du choc de Hegel. Il n’y a plus de solution applicable à tout le monde. On se pose, et on se posera encore longtemps, les mêmes questions habituelles: qui sommes-nous, d’où venons-nous, où allons-nous… On essaie alors, comme Jésus/Daniel de se trouver une sorte d’éthique, une sorte de morale, au milieu de contradictions sans fin…

Pourquoi avoir choisi de prendre des gens de nationalités différentes pour la séquence des greffes d’organes?

Montréal, comme vous le savez, est devenue une ville où « il y a le monde entier ». J’entends mille langues autour de moi, c’est un fait sociologique connu. À sa mort, le corps de Jésus va dans quelqu’un qui ne parle pas sa langue. C’est très plausible. Au niveau du simple réalisme aussi bien qu’au niveau symbolique, il y avait là quelque chose qui me plaisait beaucoup. De plus, je trouvais l’ironie amusante que Jésus finisse dans un hôpital juif où on essaie de le sauver.

L’humour, comme d’habitude dans vos films, est toujours présent.

C’est parce que je crois qu’on n’appartient pas à une époque tragique. On appartient à une époque où tout est banalisé. J’avais envie de faire un film tout en ruptures, allant de la comédie la plus loufoque au drame le plus absurde, un peu à l’image de la vie autour de nous, éclatée, banalisée, contradictoire. Un peu comme dans ces supermarchés où on peut trouver, dans un rayon de dix mètres, des romans de Dostoïevski, des eaux de toilette, la Bible, des vidéocassettes pornos, l’oeuvre complète de Shakespeare, des photos de la terre prises de la Lune, des prédictions astrologiques et des posters de comédiens ou de Jésus, pendant que des haut-parleurs et des écrans cathodiques émettent leurs bourdonnements sans fin sur un fond de Pergolèse, de rock’n roll et de voix bulgares. Pour moi, tout ça, c’est l’image même de la vie qu’on vit, où tout est présent. Et c’est la môme chose partout, en Europe comme en Amérique du Nord. On ne peut plus taire un film qui soit uniquement une tragédie, à moins de la situer dans le temps. La vie que je vis tous les jours est multiple: elle est remplie de blagues de mauvais goût, de slapstick, et des gens meurent à côté, parfois en faisant des blagues, avec un cynisme total…

L'actrice française Catherine Wilkening dans Jésus de Montréal (la jeune femme est en pleine répétition de la pièce)

Catherine Wilkening dans Jésus de Montréal (capture VHS – reproduction interdite sans autorisation)

Pour le choix des acteurs, comment ça c’est passé ?

Pour Catherine Wilkening, au tout début, il n’était pas nécessaire que ce fût une française. J’aurais très bien pu prendre quelqu’un de Toronto, qui parle français avec un accent. Il fallait que j’aie une fille « perdue », qui n’ait absolument aucune racine à Montréal, aucune attache, une espèce de mannequin venant d’on ne sait où, qui vit avec un mec dégueulasse qui travaille dans la publicité. Et qui trouve tout à coup un groupe où elle se révèle, où elle est heureuse pour la première fois. C’est elle qui est la plus « sauvée » à la fin. Les autres vont probablement se faire récupérer parce qu’eux n’ont pas encore connu le succès, la célébrité. Elle, Mireille dans le film, elle a déjà eu du fric, du succès comme mannequin: c’est un peu pourquoi c’est elle qui est le plus touchée par la tragédie. Pour Lothaire Bluteau, je savais que c’était lui. Sans lui, soit je ne faisais pas le film, soit je le faisais ailleurs. Il n’y a personne d’autre que lui à Montréal pour tenir ce rôle. Son physique, le fait que ce soit quelqu’un d’asexué, font de lui quelqu’un d’angélique. Il est « un ange »; c’est comme ça qu’il est dans la vie. On avait une plaisanterie sur le plateau au sujet d’une scène: si la scène où Jésus marche sur l’eau ne fonctionne pas très bien, ça n’a pas d’importance, on demandera à Lothaire de marcher sur l’eau,  il_ marchera sur l’eau,

Y a-t-il un moment chez l’acteur Daniel Coulombe où il se croit vraiment Jésus? Avant de mourir, par exemple…

Moi, je suis quelqu’un de très terre à terre. J’écris toujours mes films à partir de détails presque physiques. Ce dont il meurt dans le film, c’est d’un traumatisme rachidien. J’ai fait quelques recherches à ce sujet. Sa chute produit une rupture de l’enveloppe du bulbe rachidien et le sang commence à se répandre entre le cerveau et la boite crânienne. Ce qui se produit d’abord, c’est qu’on perd connaissance sur-le-champ. Puis, on se réveille et en apparence tout semble redevenu normal. Il y a cependant quelques symptômes qui, s’ils ne sont pas perçus immédiatement par un médecin très compétent, peuvent passer complètement inaperçus. Il vous reste alors « une heure de grâce » au cours de laquelle on peut éviter la mort. Pendant ce temps, des hallucinations sont provoqués par la pression du sang sur le cerveau, Alors, je me suis dit que quelqu’un qui a passé trois mois à relire l’Évangile sans arrêt, et qui était obsédé par le spectacle qu’il venait de monter (un peu comme moi lorsque j’écrivais le scénario), verrait des bribes lui revenir à l’esprit. J’ai choisi des extraits apocalyptiques, particulièrement de l’Évangile selon St-Marc où il existe un passage qui s’appelle « la petite apocalypse » où Jésus dit: « Quand vous verrez l’abomination de la désolation, si vous êtes dans les plaines, il faut vous enfuir dans les montagnes… »

Combien de jours a duré le tournage?

Le tournage a duré quarante-cinq jours. Entre la dernière semaine de juillet et le 25 septembre 1988. On budget et on time. L’été dernier, il n’y a pas eu une seule goutte de pluie, sauf un orage démoniaque quand on était sur la Croix, un orage qui est arrivé pendant la pause repas. Le leitmotiv sur le plateau était: « Non, non, il ne va pas pleuvoir: Jésus est avec nous » On ne voulait pas de pluie, on ne voulait pas d’accident bien entendu. Il n’y a jamais rien eu sur ce film, pas la moindre petite rayure de pellicule après le travail de laboratoire, absolument rien. Il y a eu un gros accident au laboratoire cet été, mais aucune des bobines de Jésus de Montréal n’a été endommagée. C’est plus que formidable, c’est troublant. Autre anecdote qui pourrait vous intéresser: un soir que j’étais allé voir les vrais comédiens, qui jouent régulièrement toutes les nuits sur les pentes de l’Oratoire à Montréal, je m’étais placé derrière les acteurs, mais je ne nuisais pas du tout au spectacle. Le gardien de sécurité (celui qui guide les spectateurs d’une « station à l’autre » et qui s’appelle Chalifoux dans le film) est venu me dire que je devais partir, qu’il n’était pas question que je reste là. Il m’a dit ça très militairement et c’est un peu comme cela qu’est né son personnage.

Avez-vous atteint ce que vous cherchiez avec les acteurs ?

Je vais vous dire quelque chose. Je n’ai jamais réussi à faire un film, grâce auquel un acteur gagne un prix quelconque, sauf dans Le déclin de l’empire américain où des acteurs secondaires ont eu des prix secondaires (son frère, Gabriel Arcand et Louise Portal. Prix Génies de l’Académie du cinéma canadien). On sort de mes films en disant que les acteurs sont fabuleux, on dit que je favorise les portraits de groupe, et ça me dérange énormément, parce qu’on oublie le talent de chacun individuellement. On prend souvent mes acteurs pour ce qu’ils sont: souples, subtils, discrets, ils sont les personnages mémos du film. On ne voit pas leur jeu. C’est ce que je trouve extraordinaire, ce que j’aime chez les acteurs. J’espère qu’on les verra dans Jésus de Montréal, qu’on notera et saluera leur travail.

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