Le film NUAGES SUR LA VILLE sort en format DVD cette semaine. À cette occasion, il m’a semblé intéressant de poser quelques questions à Simon Galiero, le réalisateur de ce film très personnel et qui fut l’un de mes choix de l’an dernier. À lire et à méditer ce texte important, à la fois passionné et passionnant [*].
FQ – Qu’est ce qui t’a poussé à faire un premier film et que retiens-tu de cette expérience ?
Ce qui m’a poussé : simplement évoquer une parcelle du monde dans lequel on vit avec les moyens du cinéma. À ma modeste mesure, on s’entend. Ce que je retiens de l’expérience d’un premier long? J’en retiens que j’aime ce film, qu’il est celui que j’avais en tête. J’ai fait ce que j’avais à faire et c’est tout. Il m’a aussi servi à apprendre des choses et j’en ai bien d’autres à apprendre.
FQ – On sent dans Nuages, une certaine amertume, ou à tout le moins, une pointe d’ironie à propos de notre société. Est-ce que cette vision correspond à des expériences vécues ?
Par rapport au film précisément je crois qu’ironie est effectivement plus juste qu’amertume. Quoiqu’il y a sûrement aussi de l’amertume à travers tel ou tel personnage, mais assez peu de mon point de vue. En tout cas il ne faut pas confondre une vision sceptique avec de l’amertume. Et même l’ironie ce n’est que jusqu’à un certain point. L’ironie pour elle-même m’intéresse peu dans un film, il faut qu’elle crée du sens lié à un sentiment de réel et non un écran de fumée. Il faut aussi qu’elle soit bien dosée. Ce qui m’intéresse au-delà de tout c’est de créer (et donc partager) un sentiment d’incertitude par rapport à notre époque. Je déteste les films qui nous font célébrer les choses telles qu’elles sont et qui ne mettent en place aucune perspective. Je veux susciter quelque chose d’un peu insaisissable. Quelque chose qu’on reconnaît, qu’on croit comprendre, et puis au moment où on veut mettre un mot dessus ça nous échappe un peu, on ne parvient pas tout à fait à le saisir et on doit toujours rester avec une vue d’ensemble. C’est ce qui m’intéresse le plus sur le fond et ça se reflète dans la forme.
Au-delà de mon expérience vécue, cette vision est, il me semble, ce que donne à voir et ressentir une bonne part de l’univers qui nous entoure. Un monde où la contradiction se manifeste avec une violence croissante, dans tous les domaines et dans toutes les formes de réalité. Et au lieu de donner des réponses, je préfère tenter de mettre en scène le spectacle de ces contradictions. Alors ça donne de l’ironie? Du désespoir? De la mélancolie? De l’amertume? Une grosse blague? C’est un petit mélange de tout ça qui m’intéressait, davantage qu’un sentiment en particulier.
FQ – Pourquoi le noir et blanc, les références au cinéma polonais, l’emploi de Jean Pierre Lefebvre et Robert Morin ?
D’abord, j’aime tout simplement le noir et blanc. Sans autre justificatif. Mais je crois que par rapport à ce film il y avait du sens à le mettre en noir et blanc. Parce qu’un ensemble d’éléments se trouvent à cheval entre deux époques, parce que c’est un film qui est attentif aux lieux et aux objets et que le noir et blanc contribue selon moi à nous « défamiliariser » avec des environnements que nous connaissons. Il y a sûrement d’autre raisons. Mais c’est drôle, on m’a très souvent posé la question, mais finalement je me demande pourquoi on ne la pose pas aussi aux réalisateurs qui font de la couleur.
Évidemment on pose la question avec le noir et blanc car son usage est moins fréquent, mais quand même. La couleur aussi devrait être un choix. Cela dit entre parenthèses.
Pour ce qui est de la référence au cinéma polonais (vous faites allusion à une scène où des réalisateurs polonais sont évoqués dans une épicerie), elle me semblait naturelle car deux de mes personnages sont des Polonais et ils occupent presque le tiers du film. Ils incarnent pour moi simplement la figure de l’étranger, et qu’un élément de leur culture soit évoqué dans une ligne de dialogue ne me semble pas improbable. Et je trouve drôle que les épiciers et Jean Pierre soient à tel point sur une autre planète. Ça m’amuse d’autant plus que j’ai vécu et je vis encore dans des milieux très différents, des milieux cultivés mais aussi des milieux très populaires. Je connais très bien cette fracture et elle suscite en moi beaucoup d’affection. Aussi j’aimais l’idée de mettre Jean Pierre dans cette situation, car lui aussi a été parfois oublié et la plupart des Québécois ignorent son Å“uvre (et son nom) tout comme ils ignorent celles de Perreault, Lamothe, etc.
Même dans les milieux qui se prétendent cinéphiles il y a beaucoup d’ignorance. Je trouvais ça simplement amusant et gentiment cruel de mettre Jean Pierre dans cette situation. Tout comme j’ai vu un certain intérêt à mettre mon ami Marcel Couture dans une situation où il doit diriger une séance d’aérobie alors qu’il est paraplégique. Tous les personnages du film sont placés dans ce type de situations à un moment donné ou un autre, consciemment ou non. C’est parfois de l’ironie, mais au final il y a l’idée générale que nul n’est tout à fait à sa place, et que c’est à la fois amusant, cruel et tragique.
Pour ce qui est de Lefebvre et Morin ils y sont parce que je les trouvais intéressants, capables de jouer un rôle dans un film de pauvre, une fiction qui se tourne comme un documentaire, avec un scénario mais sans répétition au préalable. Sur le « fly » et en apportant avec eux un « non-professionalisme » qui distingue leur jeu de ce que l’on a l’habitude de voir. Je les connaissais déjà bien alors je les ai approchés de la même manière que je l’ai fait avec les autres interprètes de mes précédents films. Ça me semblait naturel et je n’ai rien inventé là . C’est la même chose avec Marcel et avec les autres. On peut y voir plus du fait qu’ils sont d’abord des réalisateurs, d’ailleurs il y a plus, mais ce sont avant tout des personnages et ce n’est que ça qui compte.
FQ – Quel est ton avis sur la situation du cinéma québécois et plus particulièrement sur le cinéma « d’auteur » québécois, peu montré, peu vu mais toujours aussi vivant ?
Pour moi il n’est pas forcément si vivant que ça. Quand ça grouille, ça peut être vivant mais ça peut aussi être quelque chose de mort qui se fait bouffer par des vers. Des films intéressants je ne trouve pas qu’il s’en fait tant que ça. Si ça brille dans le petit milieu cinéphile montréalais ou ailleurs, ça ne veut pas dire que c’est pour le mieux (ceux qui voudront inclure mon dernier film là -dedans ne se gêneront pas…). Je sais que le terme de cinéma d’auteur est pratique, mais il m’intéresse de moins en moins. Et s’il n’y avait que le cinéma tout court? Et, de ce fait, la responsabilité sans étiquettes de ceux qui le font? Avoir le désir de faire des comédies populaires ne devrait pas entrer en conflit d’intérêt avec une ambition de profondeur. C’est prouvé depuis au moins Molière que ce n’est pas incompatible. La lucidité est d’ailleurs très souvent une vertu proprement populaire, malheureusement rarement mise en valeur.
Quant au branding de cinéma d’auteur, ça ne devrait pas être une astuce pour faire la même chose qui se fait partout avec la seule vertu d’être à échelle réduite. Buñuel disait que quand on écrit un scénario on devrait avoir en tête l’idée de « violer sa mère, de tuer son père et de trahir sa patrie ». Derrière ça je retiens surtout l’idée d’essayer, au moins essayer, d’être un peu du mauvais bord. De faire voir les choses par le mauvais bout de la lorgnette, de fuir les vertus du moment, d’essayer de voir où sont les contradictions de notre monde, les leurres, les demi-vérités. Or en ce moment on célèbre beaucoup, sous l’égide du cinéma d’auteur, ce qui est dans l’air du temps. On s’attendrit énormément face à des choses très banales. On va confondre une vision singulière avec la mise en scène « artisanale » d’idées reçues. Et d’émotions reçues… Et je n’ai rien contre la simplicité et l’émotion, bien au contraire, mais pas ces oeuvres mimétiques qui vont dans le sens du poil de toutes les convenances idéologiques à la mode. Au fond je vois là beaucoup de petites morales bourgeoises, beaucoup de consolation romantique. Comme dit souvent l’entraîneur Michel Bergeron ; « c’est très cute ». Hermann Broch faisait une distinction entre le kitsch en tant qu' »oeuvre de mauvais goût » (facilement repérable) et le kitsch comme comportement (beaucoup moins repéré), défini parfaitement dans « L’art du roman » comme suit : le « besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s’y reconnaître avec une satisfaction émue ». Voilà une idée simple, qui n’a rien de théorique et qui est un bel outil de résistance. Car il y a beaucoup de cette satisfaction émue derrière les films d’auteur que je vois, de cette morale de consolation assénée avec les qualificatifs de « sincérité », d' »authenticité » ou de « sensibilité » qui sont de mise pour faire croire qu’il s’agit d’autre chose. Et pour faire croire que cela se place parmi des intérêts supérieurs à ceux des films à plus gros budget. Mais c’est de la poudre aux yeux. La même poudre aux yeux que quand on évoque des films « de corps », ou, le pire du pire : des films qui prétendent « lever des tabous ». Quand le cinéma québécois d’auteur s’aligne sur le même mandat que le « Banquier » ou le Docteur Nadia, posons-nous des questions. Si j’entends un de ces qualificatifs à propos d’un film, surtout quand ça vient du réalisateur lui-même, je m’enfuis dans le sens inverse avec la détermination de Forrest Gump.
Attention aussi aux films « qui ne disent rien ». Vous savez, ceux qui ont l’étampe de l' »indicible » et qui suscitent le même sentiment d’évanescence que la pop branchée qui circule dans des millions de iPods tous les jours dans toutes les villes du monde. Quand il n’y a rien il n’y a rien. Vous connaissez l’expression anglaise « If it looks like shit, smells like shit… it’s probably shit »? Eh bien si ça fait le son d’un coquillage posé sur l’oreille, que ça sonne creux quand on tapote dessus et qu’on n’en voit pas le fond, c’est probablement qu’effectivement il n’y a rien. Ça peut donner l’impression contraire, ça émoustille les plus jeunes en leur donnant le sentiment d’accéder à quelque chose qui arbore les apparats de la complexité, mais ce n’est que de la pêche aux algues.
FQ – Et la critique ?
Elle participe beaucoup à ce que je viens de décrire, elle en est le vecteur. Beaucoup de critiques ne sont plus des critiques mais des attachés de presse qui peuvent être autant au service d' »Avatar » que de la « nouvelle vague du cinéma québécois ». Et si on n’essaie pas de les séduire ou de leur dire ce qu’ils veulent entendre, on sent que ça les agace. En faisant la promo de mon premier long métrage, il y a toute une faune que j’ai un peu découverte ou redécouverte. Même si je gravite depuis un bout maintenant dans le cinéma québécois, par mes courts mais aussi par mon implication passée chez Hors Champ et la revue papier 24 images, ça faisait un bout de temps que je m’étais désintéressé de la critique au sens large (incluant les blogues et nouveaux sites en tous genres, ou bien les émissions de radio web ou communautaires, etc.). Mais depuis l’automne dernier, par la force des choses, j’ai été amené à m’y replonger. Et j’y ai découvert un des plus grands nids d’avaleurs de mouches qu’il m’ait été donné de voir (même chez certains qui étaient « positifs » envers mon film). On est maintenant dans le dogme du « commentaire », de l’éditorial au ton familier, de la réflexion coquette, de l’analyse en surface. Bref, une logorrhée incessante de blabla poche, une chorale festive au diapason de toutes les évidences de l’heure, de tous les clichés. Ça fait des tops 10 et des prédictions pour les Oscars ou les prochaines sélections cannoises avant de clamer que « le Ruban Blanc c’est très fort ». Mais demandez-leur pourquoi, demandez-leur de développer, et ils s’étoufferaient comme des bègues trisomiques en apesanteur. Ou alors ça se la joue sérieux et ça s’épanche sur de longs textes, mais avec une pensée aussi riche qu’une capsule culturelle de Radio-Canada. Aussi ça manifeste constamment son éclectisme pour mieux pallier l’absence de réflexion sur les oeuvres ; ça touche à tout pour n’entrer nulle part.
Pour moi, c’est une sorte de poison pour une cinématographie. Pendant que les cinéastes-auteurs réalisent des épisodes déguisés de Watatatow, les « critiques » font des réunions tupperware. Tout ça ne touche donc pas juste la critique. Les réalisateurs aussi sont là -dedans, ils répondent à ça et ils en sont responsables, tout comme les directeurs de festivals et les programmateurs en tous genres avec leurs attractions quétaines (présenter des films ne suffit plus : il faut les placer quelque part entre un cracheur de feu et une femme à barbe). Tout ça se répond, main dans la main, pour accoucher d’une sorte de cirque mi-glauque mi-loufoque. La plupart, qu’ils soient créateurs, diffuseurs ou commentateurs, adhèrent aux mêmes principes. Il n’y a aucune
résistance, aucune remise en question, aucun bordel. C’est une sorte de consensus sur pilote automatique, qui carbure à des enthousiasmes et des « débats » égaux, prévisibles et sans enjeux. C’est l’horizon du cinéma d’auteur et autres préoccupations « arty », mais sous le ciel de Canal Vie.
Cela dit je ne veux pas non plus sembler désespéré. Je ne le suis absolument pas. Au contraire. Tout ça me réjouit et m’inspire d’une certaine façon. Ça participe du monde dans lequel on est et je n’ai pas du tout envie de fuir ce monde en me tournant vers le passé. Je suis sûr que ça induit un nouveau type de dramaturgie, un mélange inédit des affects collectifs et un niveau de conscience délétère qu’il faut tenter de cerner dans les films même. Et des bons films québécois j’en vois à chaque année et depuis longtemps. Par les temps qui courent, des documentaires comme ceux de L’Espérance, Caissy ou Céline Baril. Des films intelligents, solides, qui vous amènent quelque part dans le réel et non dans le fabuleux monde des lubies. Au fil des ans, des films
comme ceux de Morin, Émond, Pascale Ferland ou encore Catherine Martin, qui m’avait donné beaucoup d’énergie et d’espérance avec son premier long métrage « Mariages ». Ou encore quelqu’un comme Dominic Gagnon qui est un vrai artiste, sans bullshit. Je ne sais pas si je suis un artiste et je n’essaie pas de l’être, mais lui s’en est un. Aussi je suis mal placé pour juger mon premier long métrage, mais en l’ayant présenté plus d’une quarantaine de fois devant public je suis bien placé pour savoir comment le public réagi et ça c’est encourageant. Les gens sont curieux, inspirants dans leurs réflexions et désireux d’explorer des choses en dehors du conformisme ambiant. Des critiques il y en a aussi qui font un vrai effort, qui ne vous traitent pas avec mépris, qui essaient de réellement rendre à leurs lecteurs le contenu d’un film. Et qui ont vraiment envie de réfléchir ou de discuter lorsqu’ils vous rencontrent pour une entrevue. Ils sont minoritaires, mais ils existent. Et ils sont de tous les âges, comme un ou deux jeunes ici et là qui font partie de ceux qui semblent vouloir développer une réelle pensée autour du cinéma (même s’ils ont des choses à apprendre pour mieux résister aux modes). Mais voilà , ne me demandez pas d’être solidaire de ceux qui me semblent défendre le « cinéma d’auteur » pour les mauvaises raisons. Je n’aime pas le goût des mouches. Pour moi c’est au cas par cas.
FQ – Est-ce que tu as des projets ? Des scénarios en cours ou des sujets que tu aimerais traiter ? Et d’abord est-ce qu’il y aura un deuxième film de Simon Galiero ?
Je ne suis pas sûr de pouvoir faire des films, mais je suis sûr de ne pas pouvoir faire autre chose. C’est une sorte de one way. On verra bien.
[*] Retrouvez ses textes dans l’excellente revue électronique : www.horschamp.qc.ca